Lien vers les lectures du dimanche 3 août
L’Évangile de ce jour (Luc 12,13-21) nous place devant une demande concrète et bien terrestre :
« Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. »
C’est une affaire banale, et pourtant, Jésus refuse d’entrer dans le jeu :
« Qui m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? »
Ce refus, nous devons bien le comprendre. Car il ne s’agit pas d’une simple esquive, ni d’un mépris du droit. C’est une révolution spirituelle et une réorientation radicale du rapport entre Dieu, la loi, et l’homme. Dans la tradition juive, cette demande adressée à Jésus aurait trouvé naturellement sa place devant le Beth Din, -Din veut dire religion en hébreu, et en arabe, ce qui n’est pas un hasard- ce tribunal rabbinique chargé d’appliquer la Halakha, la loi juive, dans toutes les dimensions de la vie : héritage, divorce, statut personnel, litiges civils, conversion, alimentation, etc. Le Beth Din est l’expression concrète d’une religion où la Loi structure chaque domaine de l’existence. La kipa que porte tout juif pieux en est le symbole. Cela représente la main de Dieu posé sur l’homme. Vous vous imaginez avoir la main de Dieu sur la tête, contrôlant tous vos mouvements. Quel poids immense, écrasant de la loi !
De même, dans l’islam, ce rôle revient au Qadi, le juge chargé d’appliquer la charia, loi divine issue du Coran et des hadiths basés sur les enseignements et les exemples de Mahomet. Là aussi, tout est régi : héritage, mariage, testament, relations sociales, contrats économiques. Le Qadi tranche, parfois selon l’école juridique, parfois selon la coutume, mais toujours en tant qu’interprète autorisé d’une Loi religieuse qui englobe tout.
Dans ces deux traditions, juive et musulmane, la justice est religieuse, et l’homme est placé sous l’autorité d’un juge qui lui dit ce qu’il doit faire, dans les moindres détails.
Mais voici que Jésus refuse ce rôle :
« Qui m’a établi pour être votre juge ? »
Pourquoi ce refus ? Parce qu’en Christ, le règne de Dieu n’est plus un système légal. Il ne vient pas imposer des normes extérieures dans tous les domaines de la vie, mais convertir les cœurs, éclairer les consciences, et nous rendre libres et responsables devant Dieu.
Jésus ne se fait ni cadi ni juge rabbinique. Il ne dicte pas une décision : il appelle à un discernement moral intérieur.
Et il ajoute aussitôt :
« Gardez-vous bien de toute avidité. »
Autrement dit : ne me demande pas de trancher en ta faveur ; regarde plutôt ce qui te pousse à agir. Est-ce l’amour ou la convoitise ? Le droit ou le désir de posséder ? Jésus n’impose pas une solution, mais rappelle la loi intérieure de Dieu : « Tu ne convoiteras pas. »
C’est ici que le christianisme se distingue radicalement : le jugement ne vient pas d’une institution extérieure, mais du cœur de l’homme, là où Dieu parle dans le secret de la conscience. C’est une loi intérieur.
Bien avant le Christ, les philosophes grecs avaient pressenti qu’il existe une loi plus haute que les lois humaines. Héraclite d’Éphèse parlait d’un Logos, raison universelle, harmonieuse, que tout homme doit chercher à comprendre et qui gouverne le monde. Ce n’est donc pas le hasard et des forces aveugle qui domine le monde crée.
Dans la tragédie Antigone de Sophocle, l’héroïne refuse au nom des lois non écrites des dieux, plus hautes que celles de l’État, d’obéir à l’ordre injuste du roi Créon qui refuse une sépulture à son frère. Elle incarne une conscience personnelle en conflit avec la loi extérieure, anticipant ce que le christianisme formulera pleinement : il existe une vérité morale universelle, accessible à la raison, que l’homme est tenu de suivre, même contre l’ordre établi. Tout homme, quelques soient ces actes, a droit une sépulture et aux respect que l’on doit aux morts.
Cet appel à la conscience trouve un aboutissement magnifique dans la théologie de saint Thomas d’Aquin, qui distingue quatre types de loi :
- La loi éternelle : c’est la sagesse divine elle-même, par laquelle Dieu gouverne le monde. Elle est l’ordre profond de la création.
- La loi naturelle : c’est la participation de la créature humaine à cette loi éternelle. Elle est inscrite dans le cœur de tout homme, croyant ou non. Elle commande d’agir selon la raison droite : rechercher le bien, éviter le mal, honorer la vie, respecter la justice.
- La loi humaine : ce sont les lois civiles ou sociales, légitimes si elles se conforment à la loi naturelle, illégitime dans le cas contraire.
- La loi divine révélée : c’est l’Évangile. Elle élève et complète la loi naturelle en nous appelant à aimer même nos ennemis, à pardonner, à espérer.
Mais saint Thomas insiste sur un point essentiel : l’homme est un être libre, capable de juger par lui-même, dans sa conscience, ce qu’il doit faire. Il n’est pas un esclave de règles imposées de l’extérieur, mais un partenaire de Dieu, appelé à marcher librement dans la vérité.
Ce que le Christ attend de nous, ce n’est pas que nous nous soumettions aveuglément à des codes religieux, mais que nous discernions en conscience, éclairés par la foi.
Ce n’est pas un relativisme, où chacun ferait ce qu’il veut. Non : c’est un appel à la conscience droite, formée, éclairée par la Parole de Dieu, éduquée par l’Église, et fortifiée par la grâce.
Le Concile Vatican II le dit magnifiquement (dans Gaudium et Spes 16) :
« Au fond de sa conscience, l’homme découvre une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. […] C’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir. »
Revenons à la parabole du riche insensé. Il a agi sans crime, mais aussi sans conscience. Il a pensé à son avenir matériel, mais pas à son âme. Il a oublié les autres, oublié Dieu. Et Dieu lui dit :
« Insensé ! Cette nuit même, on va te redemander ta vie. »
Cet homme a laissé l’avidité, non la sagesse, guider ses choix. Il n’a pas suivi la loi naturelle. Il n’a pas formé sa conscience. Il a vécu comme si tout dépendait de lui.
Frères et sœurs, dans un monde qui cherche toujours des règles toutes faites, des décisions imposées d’en haut, des figures d’autorité infaillibles, Jésus nous renvoie à la liberté et à la responsabilité :
« Que chacun écoute ce que l’Esprit dit à sa conscience. »
Il ne veut pas être ni le cadi ni le juge du Beth Din. Il veut être le Seigneur de nos cœurs, Celui qui éclaire notre discernement, Celui qui inscrit la Loi dans nos vies par l’amour, et non par la contrainte.
Demandons-lui aujourd’hui la grâce d’une conscience droite, formée par l’Évangile, éclairée par la prière, animée par l’Esprit Saint. Car c’est là, et là seulement, que nous trouvons la vraie liberté, et la vraie richesse : être riches pour Dieu et selon Dieu.
Père Gabriel Ferone
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